Une Europe sans déchets, voilà le grand objectif auquel s'attèle l'association éponyme Zero Waste Europe. À force de lobbying et d'animation d'un réseau particulièrement actif sur ce sujet, le concept fait son chemin. Pour ces militants la question n'est plus de savoir "si" cette voie est la solution, mais plutôt "comment" et "quand" elle adviendra. Esra Tat, directrice associée de l'organisation, partage avec nous cette ambition.




INTERVIEW


Sustainability Mag: À quoi ressemblerait une Europe zéro déchet ?

Esra Tat: C’est ce qui me motive à sortir du lit chaque matin ! Notre organisation travaille pour une Europe où rien n'est gaspillé, pour le bénéfice de tous. C'est-à-dire, un endroit où nous avons non seulement une utilisation juste des ressources et limitons les déchets, mais où nous créons également des systèmes régénératifs qui éliminent progressivement les déchets dès la conception. Ce type de systèmes favorise la réutilisation, les solutions au niveau local et recrée des liens au sein des communautés.

Repenser notre relation aux ressources est une nécessité. Par conséquent, il est essentiel de montrer aux gens que vous pouvez vivre une vie très agréable et épanouissante sans générer de déchets. C'est tout à fait possible ! En un mot, créer une Europe prospère où nous n'avons pas à choisir entre le bien-être et l'environnement.


À Zero Waste Europe, comment agissez-vous pour atteindre cette vision ?

Nous travaillons de trois manières à la création d'une Europe écologique où les droits des communautés sont protégés et priorisés. L'un des aspects consiste à influencer les législations de l'UE et à s'assurer qu'elles sont renforcées au niveau national. Même si nous avons beaucoup de bons cadres et outils législatifs, certains d'entre eux ne sont tout simplement pas appliqués.

Deuxièmement, nous favorisons la mise en place de solutions zéro déchet. Nous concrétisons ces alternatives grâce à notre réseau, en travaillant main dans la main avec les municipalités, les entreprises locales et d'autres parties prenantes. Il existe des exemples inspirants dans toute l'Europe, des villes pionnières désormais certifiées Zero Waste Cities aux modèles d’entreprise basés sur le réemploi.

Grâce à notre réseau, nous travaillons également sur le déploiement de ces initiatives au niveau européen afin de promouvoir une alternative accessible à notre culture du jetable. Par exemple, de nombreux pays ont des systèmes alternatifs de vente à emporter ou des emballages consignés, mais ceux-ci ne sont pas interopérables. Si vous achetez votre gobelet réutilisable en Suisse et allez en Autriche, ça ne fonctionnera pas. Il finira à la poubelle. L’autre option est d’apporter ses propres contenants, mais cela demande un petit effort aux consommateurs. Avec notre projet ReuSe Vanguard Project (RSVP), nous cherchons activement à créer les conditions d'un changement à grande échelle en faveur des matériaux réutilisables, grâce à une campagne politique #GetBack et à un projet de mise en œuvre européen dans cinq pays en examinant des segments de marché clés (y compris les boissons et emballages à emporter).

Enfin, nous coordonnons notre travail entre nos 34 membres, répartis dans 27 pays européens, et nous collaborons aussi largement avec d'autres réseaux et alliances. Nous sommes par exemple membre fondateur de Break Free From Plastic, un mouvement mondial qui se bat depuis 2016 pour un avenir sans pollution plastique.

Photo : Cameron Venti

A-t-on avancé sur la problématique des déchets en Europe ? Où en sommes-nous aujourd'hui ?

Le mouvement Zero Waste Europe comme alternative à l’incinération a 20 ans et en Europe, nous avons commencé à nous organiser il y a 15 ans. Cela dit, il faut reconnaître que nous avons davantage avancé sur certains sujets au cours des cinq dernières années qu'au cours des 15 années qui les ont précédé.

Depuis cinq ans, le débat a commencé à passer du recyclage et d'une meilleure collecte des déchets à la prévention. Les dirigeants prennent conscience que le problème est enraciné dans notre « culture du jetable » et que notre système de production l’encourage.

Aussi, et c'est à la fois une victoire et un enjeu, le plastique est devenu un matériau problématique que les gens ont commencé à éviter. Mais maintenant, les industriels tendent à les remplacer par d'autres matériaux, comme le carton ou les canettes qui ne constituent pas une solution viable non plus. De nombreux emballages de substitution contiennent encore des éléments en plastique néfastes pour la santé et l’environnement et difficiles à recycler. Au-delà du débat sur les matériaux, ce à quoi nous devons vraiment nous attaquer, c'est le jetable et la surproduction. Ici, les nouvelles législations telles que le règlement sur les emballages et les déchets d'emballages et la directive-cadre sur les déchets pourraient aider à définir des objectifs plus ambitieux en matière de prévention.

Aussi, il est désormais admis que la question des déchets dépasse largement la simple question environnementale. La crise énergétique est venue questionner la surproduction. Sur le plan de la santé également, même si certains processus politiques prennent du retard, nous réalisons que la quantité de produits chimiques présents dans les emballages est également nocive pour la santé humaine.

Qu'en est-il des exportations de déchets et des pays poubelles ?

En Europe, une partie de nos déchets est en effet envoyée dans des pays du tiers monde où ils ne disposent pas des technologies nécessaires pour les traiter. C’est ce qui a été appelé le « colonialisme des déchets » . Et pourquoi sont-ils envoyés là-bas ? Parce que nous ne disposons pas non plus de ces technologies et que cela est plus intéressant d’un point de vue économique. Il s'agit ici d'une question de justice environnementale. Certains pays, comme la Chine en 2018, ont décidé de ne plus accepter cette situation. Mais il n’en reste pas moins que tous ces déchets doivent être traités. Les destinations ont donc simplement changé. Actuellement, l'un des principaux pays d'exportation de déchets européens est la Turquie. Mais elle compte également parmi les trois premiers pays déversant des déchets en mer Méditerranée, ce qui est très problématique.

Zero Waste Europe est le chapitre européen d'un mouvement mondial, la Global Alliance for Incinerator Alternatives (GAIA), et une partie de notre travail consiste également à limiter l'exportation par l'Europe de fausses solutions, comme l'incinération, alors que cette même Europe essaye de mettre en place des politiques qui restreignent les investissements dans ces technologies sur son territoire. Ce double jeu n'est pas acceptable. C'était l'une de nos priorités dans le cadre de la révision du règlement sur les transferts de déchets.

Au-delà de l’élargissement du débat et de la prise de conscience du problème, les Européens ont-ils réussi à réduire leurs déchets d'emballages ?

Si l’on regarde les chiffres, je crains que non. Au contraire, la moyenne des ménages a augmenté ces dernières années. Certaines législations ont favorisé les limitations, mais la pandémie nous a fait reculer en termes de réutilisation de nombreux produits à usage unique et d'achats en ligne, ce qui a entraîné une augmentation des déchets d'emballage. Mais encore une fois, des alternatives sont testées et fonctionnent dans toute l'Europe, et le cadre politique devrait les encourager et les faciliter. C'est pourquoi les discussions actuelles sur la réglementation des emballages et des déchets d'emballages sont si importantes.

À quoi ressemble une entreprise zéro déchet ?

C'est une question clé. Car même si au niveau local, les municipalités font de leur mieux en mettant en place des stratégies zéro déchet ambitieuses, elles dépendent en partie des entreprises pour fournir des dispositifs accessibles. Les entreprises zéro déchet partagent certaines caractéristiques. Premièrement, ce type de services et de production élimine progressivement les déchets et les substances toxiques dès leur conception et est basé sur un changement systémique (plutôt que sur l'amélioration incrémentale ou l'optimisation de l'efficacité). Ces entreprises fournissent des solutions qui privilégient la durabilité, la réparabilité et favorisent l'économie du réemploi. Deuxième volet important, elles contribuent souvent à la résilience locale par la création d'emplois.


Après le lancement réussi de la directive Zéro Plastique à Usage Unique, pour laquelle vous avez joué un rôle déterminant, quelles sont les prochaines urgences à traiter ? Vos prochains combats ?

Nous continuons à nous battre pour lutter contre le passage problématique du plastique à d'autres matériaux. Le cerveau humain est fait pour trouver des failles et éviter de faire le nécessaire – c’est l’écueil dans lequel est tombée l’industrie. Au lieu de réduire efficacement les déchets d'emballages, elle s’est tournée vers d'autres matériaux à usage unique. En réalité, ce n’est rien d'autre qu'un déplacement du problème.

Nous sommes aussi très attentifs à certains secteurs majeurs de notre économie, comme l’industrie textile qui doit repenser son modèle tant elle repose sur l’utilisation du plastique.

Nous déployons des efforts considérables pour garantir que les objectifs issus des discussions politiques actuelles aboutissent à des objectifs suffisamment ambitieux et contraignants, sachant que le principal défi consiste toujours à lutter contre la surproduction. Bien sûr, le statu quo arrange certains des plus grands acteurs, y compris dans une certaine façon d’aborder le développement durable qui ne tient pas compte de la nécessité première de réduire la consommation des ressources.

Nous essayons aussi d’influencer les discussions plus larges sur le programme de décarbonation dans le cadre du Green Deal de l'UE. Là aussi, il y a le risque de ne chercher à corriger que les symptômes de notre système. Par exemple, il y a une forte pression pour adopter toutes sortes de technologies soi-disant miraculeuses de capture du carbone. Mais encore une fois, nous sautons sur des solutions technologiques, sans essayer de traiter les causes profondes en amont. La plupart des problèmes sont liés à la surproduction et au consumérisme qu'elle permet. La difficulté ici est que, dans le récit européen, réduire signifie avoir moins et dégrader sa qualité de vie. C'est pourquoi il est si difficile de convaincre les gens.

Même si nous appliquions tout ce qu'il faut aujourd'hui en termes de législation pour la circularité et la décarbonation, nos recherches conduites avec Eunomia montrent que nous n'atteindrions pas les objectifs de 1,5 de l'accord de Paris. Cela signifie qu’il faut opter pour la réduction. C'est un message clair. Supposons que nous poursuivions ces objectifs et que certaines de ces technologies de haut niveau fonctionnent à l’avenir dans des secteurs comme le ciment, les plastiques, l'aluminium ou l'acier, nous aurions encore besoin de miser sur la réduction pour respecter le budget carbone alloué.

Photo : Jean Bouteille

Le Bercail Beauvais - Systèmes de remplissage et de réemploi.

Selon vous, quel est l'avenir de l'emballage ?

L'emballage est avant tout un problème de système, pas de matériau. Bien sûr, il y a certains matériaux que nous devons cesser complètement d'utiliser, mais les nouvelles technologies comme les bioplastiques ne résolvent pas le problème du jetable. L'avenir de l'emballage consiste à limiter son utilisation et à repenser la façon dont nous utilisons et réutilisons les matériaux. Il ne s'agit pas de changer le matériau d'emballage, en carton ou en papier, mais bien d'adapter le modèle en profondeur. Il faut aussi veiller à ce que cela soit facile pour les consommateurs plutôt que de leur demander de changer radicalement leurs habitudes. Nous n’y parviendrons qu’en changeant le mode de fonctionnement des entreprises.