« Pour penser la question de l'eau, il faut une approche holistique, puisque l'eau à une dimension sociale, économique et environnementale. »



Sustainability Mag : Vous participiez à la Conférence des Nations Unies sur l’eau qui s’est tenue ce printemps à New York, la première organisée depuis près de 50 ans. Il était temps de tirer la sonnette l’alarme ?

Abou Amani : Tout à fait. Bien qu’il existe déjà des évènements réguliers visant à sensibiliser aux questions liées à l’eau, tels que le Forum Mondial de l’Eau tous les trois ans ou encore la Semaine Mondiale de l’Eau à Stockholm chaque année, il était grand temps qu’une telle conférence soit tenue au niveau des Nations Unies. Celle-ci a permis de porter la question de l’eau au cœur des agendas politiques mondiaux, comme l’UNESCO l’appelait de ses vœux. La conférence sur l’eau a donné un nouveau souffle salutaire à la mobilisation internationale, car il reste beaucoup à faire pour résoudre les défis qui se posent dans ce domaine.

Un nouveau souffle, dites-vous. Et également des avancées concrètes ?

L’un des résultats majeurs est le Water Action Agenda réunissant plus de 780 engagements d’États, d’organisations et de la société civile pour répondre à l’enjeu d’une gestion durable de la ressource en eau. C’est une vraie avancée. L’UNESCO, qui a une expertise largement reconnue dans ce domaine, a joué un rôle moteur, notamment pour faire avancer la coopération sur les eaux transfrontières et sur les eaux souterraines. Un autre exemple est la coopération étroite et continue du Programme hydrologique intergouvernemental et de la Famille de l’eau de l’UNESCO, dont le Centre régional pour l’écohydrologie en Pologne afin de mettre en œuvre des méthodes avancées fondées sur la nature.

À quand un véritable traité ?

Ce sont des processus très longs. Il faut garder en tête qu’il a fallu 40 ans pour que naisse la convention des Nations Unies de 1997 sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. Il faudra donc sûrement encore plusieurs années avant un traité international. Mais nous pouvons d’ores et déjà agir sans traité sur la base des cadres juridiques et normatifs existants. L’Assemblée Générale des Nations Unies a notamment positionné l’accès à l’eau et à l’assainissement comme des droits humains. C’est un point essentiel, car les instruments juridiques qui en découlent pourront servir à faire avancer la résolution de cette question.

La situation de l’eau dans le monde est critique. Quel est votre diagnostic ?

Aujourd’hui, encore 2 milliards de personnes n’ont pas accès à une eau de qualité. Plus de 3 milliards de personnes n’ont pas accès à un service d’assainissement correct. Vous le savez, l’eau est un facteur de développement durable, et un objectif de développement durable a été dédié aux questions d’accès à une eau propre et d’assainissement pour toutes et tous (ODD 6).
À l’allure à laquelle nous allons, nous n’allons malheureusement pas atteindre cet objectif à temps. Il reste beaucoup à faire malgré les efforts des États afin de répondre aux enjeux. Pour simplifier, ces derniers s’articulent autour de trois constats majeurs : trop d’eau (inondations), moins d’eau (sécheresses), et une eau de mauvaise qualité.

Sommes-nous pleinement entrés dans une crise systémique de l’eau ?

Le changement climatique aggrave la crise de l’eau. Il implique des risques importants liés à l’accessibilité de l’eau et aux services d’assainissement car il modifie le cycle de l’eau et la globalité du système est donc fragilisée. Face à cela, les États doivent mettre en place des politiques de résilience et d’adaptation pour mettre les populations et les établissements humains à l’abri. Notre position face à une crise systémique de l’eau dépend donc des actions préventives qui seront mises en place.

La question de l’eau est au centre de bien des enjeux : biodiversité, développement durable, résilience alimentaire, énergie, conflits, migrations... Comment approcher une telle complexité ?

Pour penser la question de l’eau, liée à plusieurs agendas, il faut une approche holistique, intégrée, inclusive mais aussi interdisciplinaire voire transdisciplinaire. Cette démarche est fondamentale puisque l’eau à une dimension sociale, économique et environnementale. Notre priorité est de comprendre pour bien agir : une prise de conscience globale du rôle central de l’eau, ainsi qu’une compréhension de son imbrication dans tous les secteurs concernés. Ceci permet alors de mettre en place des politiques adéquates et efficaces.

Photo : United Nations

Quelles sont les grandes erreurs que nous avons commises dans la gestion de l’eau jusqu’à présent ?

Première erreur, dans beaucoup de régions du monde, l’eau est considérée à tort comme quelque chose d’acquis. Or, de nombreux efforts humains et techniques ont dû être mis en place pour y avoir accès. Une autre erreur est la mise en place de politiques sectorielles alors que, comme je l’ai souligné, des politiques intégrées à travers différents secteurs sont nécessaires. Concrètement, lors de la planification d’un barrage par exemple, il faut que les ministères de l’énergie, de l’agriculture et celui de l’industrie entre autres d’un pays se concertent pour avoir une approche holistique. Les États doivent se ressaisir pour promouvoir cette approche intégrée.
Enfin, c’est une grande erreur de ne pas donner à l’eau toute sa valeur. Il faut sensibiliser et mettre en lumière ses multiples valeurs : la valeur économique, la valeur environnementale, la valeur sociale, la valeur culturelle mais aussi la valeur spirituelle de l’eau.

De nombreuses voix s’élèvent en effet pour dire que l’eau n’est souvent pas valorisée à son juste prix, ce qui n’invite pas aux bons comportements. Quel est votre avis sur la question du prix de l’eau ?

L’eau au robinet a un coût – de collecte, traitement, distribution, retraitement après usage – et celui-ci doit être pris en charge. Par les États ? Probablement. Dans tous les cas, le recouvrement du coût de l’eau doit être équitablement réparti. Il faut privilégier une approche qui ne laisse personne de côté face à l’accès à l’eau, plus particulièrement les plus vulnérables car l’accès à l’eau potable est un droit humain.

Au-delà des autorités publiques et des citoyens, quel message envoyez-vous aux entreprises aujourd’hui ?  

Le secteur privé a un rôle fondamental à jouer et peut agir de plusieurs façons. D’une part, les industries doivent comprendre leurs impacts et s’organiser pour avoir une empreinte eau optimale, c’est-à-dire lutter contre le gaspillage de cette ressource mais aussi veiller à la traiter avant son retour dans le cycle.
D’autre part, les entreprises doivent intégrer les principes ESG dans leurs investissements afin de générer un impact positif. Pour atteindre l’objectif de développement durable 6, le secteur financier doit aider les États à combler un gap financier de milliards de dollars. Mais une vigilance s’impose sur ce sujet, car il ne faut pas perdre de vue que tout le monde doit avoir accès à l’eau.

Les entreprises peuvent être aussi sources d’innovation. Quelle est la part de réponse que la technologie peut apporter dans cette crise de l’eau ? 

Une part très importante. La technologie permet aux États de connaître la ressource en eau dont ils disposent. De nombreuses innovations existent, depuis de simples outils de mesures au sol tels que les pluviomètres, jusqu’à des technologies de remote-sensing qui utilisent des données satellitaires pour informer, par exemple, sur la quantité de pluie attendue. Afin d’alerter en cas de besoin les décideurs  et les populations, les technologies de télécommunication sont également indispensables. Sans oublier les nouvelles technologies prédictives qui permettent d’identifier des tendances et d’anticiper des phénomènes.

Approche totalement différente, les solutions inspirées de la nature sont souvent citées comme un vrai potentiel de préservation de la ressource en eau. Pouvez-vous nous donner un exemple de projet réussi en la matière ? 

Ces solutions représentent un vrai potentiel en effet, et c’est pourquoi, depuis plus de deux décennies, l’UNESCO les étudie et les met en avant, à travers l'initiative d’écohydrologie du Programme hydrologique intergouvernemental. Nous analysons leur fonctionnement grâce à nos 37 sites de démonstration situés dans 26 pays du monde. Cette base scientifique nous permet ensuite de conseiller adéquatement les États en fonction des caractéristiques de leur territoire. Par exemple, lorsque nous travaillons sur la qualité de l’eau, il est pertinent d’étudier les écosystèmes pour comprendre comment éliminer certains nutriments. Concrètement en Éthiopie, le réservoir d’eau Burkitu avait été abandonné parce que celui-ci avait accumulé trop de sédiments. En réponse, les communautés ont été mobilisées pour mettre en œuvre une approche écohydrologique, en plantant des arbres autour du réservoir et en mettant en place un système de biofiltration séquentielle avec diverses espèces de plantes (SBS), ce qui a permis d'améliorer la qualité de l'eau, de limiter la sédimentation et de maintenir le niveau de l'eau disponible pour la population.

Aujourd’hui, quelles sont selon vous, les mesures prioritaires à prendre ? 

Afin d’aider les États à avoir une approche durable, je vois trois mesures à prioriser. Premièrement, c’est un prérequis à toute action, nous conseillons aux États de bien connaître leurs problématiques de ressources en eau (la quantité disponible, la qualité de l’eau et la localisation des ressources). Deuxièmement, il faut éduquer et sensibiliser : travailler à tous les niveaux pour faire comprendre les défis liés à l’eau et faire en sorte que l’eau ne soit plus considérée comme un bien acquis. Troisièmement enfin, les États doivent mettre tous les instruments et outils nécessaires en place pour que la ressource soit gérée adéquatement en fonction des besoins et usages sectoriels. Cette gestion de l’eau doit être faite de façon concertée et inclusive. Les personnes concernées doivent être invitées à la table des discussions. Aujourd’hui dans de nombreux pays en voie de développement par exemple, les jeunes filles et les femmes ont la charge de la corvée de l’eau sans pour autant être consultées pour la gestion de celle-ci.

Et pour finir, si vous deviez résumer votre vision de l’eau ? 

Un bien commun, un droit humain, à bien gérer, conserver et protéger pour le développement durable et les générations futures.

Abou Amani 

Abou Amani est Directeur de la Division des sciences de l'eau, Secrétaire du Programme hydrologique intergouvernemental de l'UNESCO. Ingénieur civil diplômé de l'école de Polytechnique de Thiès au Sénégal et titulaire d'un doctorat de l'École Polytechnique de Montréal au Canada, il est l'auteur de plus de 50 articles scientifiques avec une importante expérience en recherche et enseignement.