Illustration extraite du livre « Les lésions dangereuses : Enquête sur l'endométriose » de Camille Grange, dessins de Mathilde Manka.

Si l’on devait élire le plus grand tabou persistant dans le monde, les menstruations auraient de fortes chances d’obtenir la première place. En 2022, 1 femme salariée sur 5 déclarait avoir déjà fait lobjet de moqueries ou de remarques désobligeantes au travail à cause de ses menstruations. Sachant que, en moyenne, les personnes menstruées ont leurs règles 39 ans au cours de leur vieallons-nous rester silencieux face à cela ?  

Amélie* a 46 ans. Elle est aujourd’hui cheffe de projet et consultante à Paris. Derrière son bel accent américain et sa carrière remarquable, se cache pourtant une douleur enfouie. « Depuis toujours », me répond-elle lorsque je lui demande depuis quand l’endométriose impacte sa vie professionnelle. Elle travaille depuis ses 16 ans. Le verdict tombe en 2019 : Amélie souffre d’une endométriose sévère. On estime aujourd’hui que cette maladie touche au moins une femme sur dix. Elle se caractérise par la présence dans le corps de lésions constituées de tissus physiquement similaires à l’endomètre, la muqueuse qui se désagrège pendant les règles, mais qui ont un comportement différent, encore mal connu. Ces tissus peuvent créer des lésions qui progressent potentiellement dans le temps et des adhésions entre les organes, sous des facteurs encore ignorés. L’endométriose peut se révéler très douloureuse pendant et hors des cycles menstruels, handicapante et provoquer des problèmes de fertilité.   

Bien que scientifiquement décrite depuis une centaine d’années, cette pathologie n’est connue de manière précise que par quelques professionnels de santé. Les erreurs et le retard de diagnostic qui entourent l’endométriose pourraient constituer, d’après les frères Nezhat, spécialistes américains de l’endométriose « l’une des plus importantes erreurs de diagnostic de masse dans l’histoire de l’être humain. Une erreur qui aurait exposé tout au long des siècles les femmes à des assassinats, des asiles de folles, de la pauvreté. » Il n’existe aujourd’hui aucun traitement qui permette d’en guérirPour Amélie, l’endométriose est devenue synonyme de trente ans d’errance médicales et de souffrance au travail. Pour d’autres femmes, pas de diagnostic d’endométriose, mais chaque mois des menstruations qui engendrent de nombreux effets indésirables : bouffées de chaleur, mal de dos, migraines, fatigue, entre autres. 

Au travail, les crises et la honte 

En 2020, la chercheuse Alice Romerio sort une étude inédite. Je l’interviewe pour comprendre sa démarche. « J'avais l'impression que la manière dont l'endométriose était considérée - comme problème dans l'espace public - était surtout centrée autour de la problématique de la fertilité et que les questions concernant d'autres dimensions de la vie avec l'endométriose étaient laissées dans l'ombre (la sexualité, les violences, le parcours dical, par exemple). Le travail était, lui, complètement invisibilisé », m’explique-t-elle. D’après une récente étude, 53 % des Français considèrent que les entreprises ont un rôle à jouer pour aider et accompagner les personnes atteintes dendométriose 

La question de l’invisibilisation des souffrances des personnes menstruées au travail est aussi fréquente lors des interviews que je réalise avec les femmes. Elles me décrivent des postures debout infernales, des crises de douleurs lors de réunion, le besoin d’aller aux toilettes très fréquemment, la honte et le silence qui l’accompagnent. « Le pire a été quand les douleurs et la paralysie due à la sciatique se sont installées. Je ne pouvais ni masseoir ni rester debout. J’étais dans une équipe qui ne me connaissait pas suite à une fusion. Ils me traitaient de ‘mytho fainéante’ », se souvient Amélie. Des souffrances également attestées par des ouvrages de référence : « Celles d’entre nous qui ont de l’endométriose témoignent régulièrement de la difficulté à faire comprendre leur situation à leurs proches ou à leur milieu professionnel. Elle peut causer des arrêts de travail récurrents et entraîner de grandes discriminations, humiliations et préjugés sexistes, notamment parce qu’elle est encore rarement considérée comme une véritable maladie ». 

Naïvement, je demande à Alice Romerio comment elle analyse le fait que certaines études sur le coût de lendométriose le calculent en « heure de perte de productivité ». « On prend le regard des entreprises plutôt que celui des malades et le fait d'avoir des carrières professionnelles freinées, car on a dû s’absenter, qu'on a rendu un dossier en retard ou qu'on a pu perdre des clients », m’éclaire-t-elle. Résultats ? Des carrières freinées, des tabous entretenus, des baisses de salaire et des discriminations de genre qui s’accentuent, entre autres. Au bureau, Amélie préfère invoquer un mal de tête, car « au moins, c’est accepté par tout le monde ! ». Lorsque les crises se déclenchent, elle choisit de se coller contre un mur froid dans un lieu solitaire pour chercher un peu de soulagement.  

 

6 milliards de dollars par an 

65 % des femmes pensent que l’endométriose impacte négativement le bien-être au travail. Il y a peut-être, autour de vous, parmi vos collègues, des femmes qui, elles aussi collent leur ventre ou leur dos contre le mur froid des toilettes. Elles ne sont aucunement des « mythos fainéantes », mais cherchent à se protéger des mesures défavorables et éloignées de l’égalité hommes-femmes que devrait porter le monde du travail. En février dernier, l’Espagne faisait la Une des journaux : le Parlement venait d’adopter une loi créant un congé menstruel, une première en Europe. Un sujet qui fait trop timidement son entrée dans les discussions des services RH et des managers sur le Vieux continent. Il n’est pourtant qu’un sujet de santé au travail comme un autre, mais il est aujourd’hui clair que le tabou qui entoure les règles retarde les avancées. Ailleurs, le Japon, la Corée du Sud, l’Indonésie, la Zambie l’ont adopté bien avant nous. 

Une étude publiée en 2019 en Australie a évalué le coût de lendométriose pour la société à plus de 20 000 dollars par femme et par an, précisant que la majorité des coûts étaient liés à une perte de productivité. En se basant sur la prévalence classique attribuée à lendométriose (1 femme sur 10), l’équipe de chercheurs a estimé que lendométriose coûtait plus de six milliards de dollars chaque année. Les règles, elles, coûteraient déjà environ 3800 euros pour chaque personne menstruée au cours de leur vie. Héritage patriarcal ? Absolument. Mesure capitaliste ? Peut-être. Endométriose, syndrome pré-menstruel, ménopause, voire même avortement, grossesse ou risques d’arrêts naturels de grossesse… Il s’agirait surtout d’éviter aux femmes une double peine : être (encore plus) discriminée en raison de souffrances dues aux menstruations. 

*Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée.

Camille Grange

Journaliste et spécialiste de ces sujets.