Trouble du déficit de l’attention, autisme, dyslexie, dyscalculie… La liste est longue des fonctionnements cognitifs inhabituels qui trouvent difficilement leur place dans le monde du travail. Encore largement méconnus, ils sont souvent l’objet d’une certaine stigmatisation. Or, on considère aujourd’hui qu’environ une personne sur cinq serait neurodivergente. Il est donc grand temps pour les entreprises de s’y intéresser. Tour d’horizon de la neurodiversité.



La neurodiversité, de quoi parle-t-on ?

Le terme « neurodiversité » est employé pour la première fois en 1998. On le doit à Judy Singer, une sociologue neurodivergente. Il désigne de façon globale la multiplicité des fonctionnements cognitifs individuels. Toutes les personnes sont uniques et différentes les unes des autres, y compris dans les façons de penser. La neurodiversité regroupe à la fois les individus dits « neurotypiques » et les individus dits « neurodivergents ». Les personnes neurotypiques ont un fonctionnement cognitif proche de la majorité de la population, et dans notre société, correspondent aux attentes et sont souvent – improprement - considérées comme « normales ». Les personnes neurodivergentes, ont un fonctionnement cognitif dit inhabituel, différent de ce que l’on peut connaître. Elles ont des façons différentes de penser, d’agir et d’appréhender le monde.

Environ 20% de la population serait neurodivergente (entre 10 et 40% selon les études), ce qui s’avère assez courant. Ceci recouvre plusieurs profils bien différents : l’autisme ou les troubles du spectre autistique (TSA), le haut potentiel intellectuel (HPI), le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), les troubles dys, ou encore les troubles involontaires compulsifs (TIC). Certaines personnes peuvent cumuler différentes formes de neurodivergences. Celles-ci sont multiples, et pour bien les comprendre il faut s’intéresser à chacune d’entre elles de manière spécifique.

Environ 20% de la population serait neurodivergente

L’autisme (TSA)

Selon la psychologue Samantha Rizzi, « il n’y a pas de prototype d’autisme ». D’un point de vue médical, on parle de « troubles du spectre autistique » (TSA) car les personnes autistes n’ont pas les mêmes degrés de particularités et se situent toutes à un endroit différent du spectre. Les TSA se définissent selon quatre critères principaux : une manière différente de la norme d’appréhender les interactions sociales (comme une difficulté à maintenir un échange de regards, à identifier le second degré ou à comprendre les codes sociaux...), des comportements répétitifs correspondant à un besoin de routine, des intérêts spécifiques pointus qui peuvent mener à une forte expertise sur un sujet, et enfin, un profil sensoriel et perceptif particulier (comme une hypersensibilité au bruit, à certaines textures, à la lumière ou certains contacts physiques). Il y a une grande diversité de profils chez les personnes autistes. On voit aussi d’importantes différences en fonction du genre.

Le Haut Potentiel Intellectuel (HPI)

En psychologie, l’intelligence est souvent étudiée d’après la définition donnée par Wechsler et par les tests de QI (Quotient intellectuel). Ces tests déterminent un score. Une majorité des individus se situe autour de 100. À partir de 130, on considère que la personne est surdouée, ou autrement dit HPI. Ce neurotype peut être associé à d’autres éléments comme l’autisme, le TDAH, l’anxiété. Le fait d’être HPI ne constitue pas une souffrance en soi, mais le décalage entre soi et le reste du monde, peut générer un inconfort plus ou moins important selon les individus.

Le Trouble du Déficit de l’Attention, avec ou sans Hyperactivité (TDAH)

Le TDAH se manifeste par des problématiques autour de l’inattention, de l’hyperactivité et de l’impulsivité avec une grande hétérogénéité de symptômes. Il ne s’agit pas tant du fait de manquer d’attention, mais plutôt de porter son attention sur toutes les stimulations présentes dans l’environnement : la conversation engagée, mais aussi un claquement de porte, un train qui passe, une autre discussion dans le couloir... Aussi, les personnes avec un TDAH peuvent entrer dans une phase d’hyperfocalisation quand un sujet leur paraît très intéressant : accomplir la tâche est une motivation suffisante, sans qu’il n’y ait besoin d’une récompense externe.

Alexia Hetzel, coach spécialisée dans les neurodivergences, explique que le TDAH se manifeste notamment par une sorte de myopie du temps : c’est ce qui est de l’ordre du maintenant qui est priorisé. Pour cette raison, les personnes ayant un TDAH finissent et rendent souvent les choses à la dernière minute car elles ont une tendance à la procrastination. Une tâche doit avoir un attrait particulier pour être réalisée. Alexia Hetzel le résume par le sigle UNIC : Urgence, Nouveauté, Intérêt, Challenge.

Photo : IMS Luxembourg

Alexia Hetzel, coach spécialisée dans les neurodivergences, présente les ressorts du TDAH lors de la conférence IMS sur le sujet, en juillet dernier.

Les troubles dys

Ce que l’on appelle troubles dys regroupe quatre conditions, souvent répertoriées dans les troubles de l’apprentissage : la dyscalculie, la dysgraphie, la dyslexie et la dyspraxie. Ces spécificités sont généralement diagnostiquées dans la jeunesse d’un individu lors de difficultés dans l’apprentissage scolaire, mais cela peut aussi se manifester à l’âge adulte. Ces troubles peuvent être plus ou moins importants et un individu peut en cumuler plusieurs.

La dyscalculie concerne l’apprentissage des mathématiques. Les experts la définissent comme une représentation symbolique imprécise et peu de connaissances en arithmétique, menant notamment à des difficultés en matière de calcul mental. La dysgraphie porte sur l’écriture. Il s’agit soit de difficultés orthographiques, soit de difficultés motrices dans l’écriture manuelle. La dyslexie relève à la fois de la lecture et de l’orthographe. Une personne dyslexique reconnaît les mots plus lentement que le reste de la population, et parfois de manière inexacte. Enfin, la dyspraxie concerne les mouvements. Elle se traduit par des difficultés motrices et les individus dyspraxiques sont souvent qualifiés de maladroits par leur entourage.

Les Troubles Involontaires Compulsifs (TIC)

Les experts définissent les TIC comme des mouvements soudains, qui se répètent rapidement, sans rythme, ou des sons précédés d’un comportement associé. Ces mouvements peuvent être variés : cligner des yeux, se gratter le nez, bouger la tête, sauter, prononcer des sons ou mots, etc. On distingue trois types de TIC : le TIC passager (généralement des mouvements incontrôlés mais qui ne persistent pas plus d’un an), le TIC chronique (des mouvements ou sons mais jamais les deux à la fois chez un même individu, qui persistent pendant au moins un an), ou enfin le syndrôme de Gilles de la Tourette (plusieurs mouvements et au moins un son persistant plus d’un an).

Presque 75% des politiques de travail ne prennent pas en compte les personnes neurodivergentes

La neurodiversité, parent pauvre des politiques d’inclusion en entreprise

Le Centre de recherche sur la neurodiversité au travail de Birkbeck rappelle que « historiquement, les personnes neurodivergentes (ND) ont été exclues du marché du travail de manière disproportionnée, même par rapport à d'autres handicaps. » C’est aussi le constat posé par l’étude de l’Office national des statistiques anglais en 2019. Cette diversité peu visible peine à trouver sa place dans le monde du travail. Comment y remédier ? Aujourd’hui, d’après la revue Work, presque 75% des politiques de travail ne prennent pas en compte les personnes neurodivergentes. Or, elles représentent, rappelons-le, environ un cinquième de la population globale et donc un vivier potentiel de taille...

Passer incognito

Puisque les neurodivergences sont souvent ignorées ou mal comprises, les personnes neurodivergentes ont tendance à cacher leurs particularités. La crainte d’être l’objet de stigmatisation ou de recevoir une réponse négative à une demande d’aménagements spécifiques, y sont pour beaucoup. Un individu qui se sent contraint de cacher des éléments de sa vie au travail est un individu exposé aux risques psychosociaux. Ne pouvant pas être lui-même, il est exposé à une forte charge mentale (décrite comme le « cost of thinking twice »), souvent accompagnée d’un stress intense, pouvant à terme mener au burnout, ou pousser à la démission. Ainsi, par exemple, 45% des personnes autistiques au Royaume-Uni ont quitté ou perdu leur travail en raison des défis causés par leur neurodivergence (UK National Austitic Society).

On constate que le bien-être au travail est globalement faible chez les personnes neurodivergentes. Les environnements professionnels qui ne proposent pas d’adaptation peuvent causer des difficultés voire une souffrance au travail : des problèmes de concentration, une difficulté à demander de l’aide, à imposer des limites, ou à organiser les tâches... Selon les personnes, les défis peuvent être très différents. L’open space est l’illustration même d’un environnement particulièrement peu adapté : peu intime, saturée de nuisances sonores, visuelles et de mouvements, cette configuration de l’espace ne favorise pas le potentiel de la plupart des neurodivergents.




Les multiples défis rencontrés au travail selon les personnes neurodivergentes
Aptitudes citées par les personnes neurodivergentes
Source : Neurodiversity at Work 2023. Demand, Supply and a Gap Analysis. Birkbeck University of London, 2023.

Thinking « out of the box »

Pourtant, les personnes neurodivergentes ont beaucoup à apporter si elles sont en mesure d’embrasser toute leur individualité. Puisqu’elles ont un fonctionnement cognitif particulier, elles peuvent enrichir l’entreprise d’approches innovantes et se révéler particulièrement créatives. C’est le principe même du « out of the box thinking » que de nombreuses entreprises recherchent. 

Aussi, elles peuvent se focaliser sur une tâche qui les intéresse plus intensément que la norme, ou accorder une grande importance aux détails, être loyales etc. Mais, si elles ne se sentent pas dans un environnement où elles peuvent s’assumer pleinement, tous ces éléments sont bien entendu inhibés.

Revisiter notre rapport à la norme

Dans les faits, l’entreprise reste un cadre assez normé, dans lequel les personnes neurodivergentes éprouvent des difficultés à rentrer. La chercheuse Denise Rousseau a ainsi identifié un certain « contrat psychologique » présent dans les entreprises : il s’agit d’un ensemble d’attentes ou de rituels sociaux implicites. Beaucoup de neurodivergents peinent à comprendre ce contrat et à l’appliquer, alors que pour les neurotypiques, ce présupposé normatif est plus évident. Ceci, bien entendu, nous mène à questionner la notion de norme. 

La neurodiversité est encore un sujet tabou et de nombreux préjugés persistent en la matière : les neurodivergences seraient rares, forcément perceptibles, ou incompatibles avec les exigences de performance... Il est donc clef de revisiter la  culture de l’entreprise, pour une ouverture à la neurodiversité. En raison de leurs fonctionnements cognitifs différents, les personnes neurodivergentes ont parfois des comportements, des réactions, des façons d’agir qui peuvent surprendre et elles sont souvent stigmatisées au travail. D’après Brigitte Chamak, docteure en neurobiologie, cette stigmatisation a une origine sociale et non médicale : elle est due à une méconnaissance sur la neurodivergence. Mettre en place des formations ou sessions d’information et d’échange à destination de tout le personnel permet de combler cette lacune pour créer un environnement où chacun peut se réaliser dans sa singularité et favoriser un climat propice à la sécurité psychologique au travail.

Comprendre les particularités

Il est contreproductif de préparer un protocole précis et de l’appliquer à toutes les personnes neurodivergentes. Samantha Rizzi, psychologue, soutient cette idée : « Ce qu’il faut savoir c’est qu’il n’y a pas de recommandations générales, parce que tout le monde est différent. Il faut interroger chaque personne et lui demander ce dont elle aurait besoin, et après regarder si c’est possible de le mettre en place ». Si dans les procédures d’une entreprise, il est facile de demander des aménagements en fonction de besoins particuliers, cela bénéficie non seulement aux personnes neurodivergentes, mais aussi à l’ensemble du personnel.

Pallier les difficultés situationnelles

Au-delà de l’altérité des fonctions physiques ou cognitives, définition du handicap donnée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), c’est surtout la situation qui fait le handicap. Agir sur l’environnement et les conditions de travail ou de recrutement permet de réduire le handicap. Cela est aussi vrai pour les neurodivergences et avec des aménagements raisonnables, il est possible pour les personnes concernées d'évoluer dans un environnement adapté et de pouvoir exprimer tout leur potentiel professionnel. Les employeurs ont donc beaucoup à gagner à aménager le cadre de travail en fonction des besoins spécifiques des individus neurodivergents. Souvent, de simples modifications du poste de travail ou du cadre professionnel peuvent être mises en place pour permettre aux personnes neurodivergentes de travailler dans de meilleures conditions : réduire les nuisances sonores, agir sur les stimulations visuelles, proposer un espace pour s’isoler si besoin, laisser la liberté d’avoir des horaires flexibles quand c’est possible, ou encore proposer des possibilités de télétravail.

Aujourd’hui, les personnes neurodivergentes sont encore majoritairement marginalisées et confrontées à des obstacles dans le monde du travail en raison de fonctionnements cognitifs différents. En s’ouvrant à la neurodiversité, les entreprises envoient un message clair quant à leur politique d’inclusion. Cette approche d’écoute des besoins particuliers est à coup sûr gagnante et bénéficie à tous et toutes au-delà des personnes neurodivergentes.

Modifier ses conditions de travail chez Sodexo

Sodexo, un des leaders dans les services de restauration et de gestion d’équipements, propose une approche au cas par cas afin de mieux répondre aux différents besoins de son personnel. Claire Talbot, adjointe à la Directrice des Ressources Humaines et Coordinatrice Diversité, Equité et Inclusion, explique : « On a ce qu’on appelle une procédure de modification des conditions de travail, donc tout salarié peut demander à modifier ses conditions de travail, c’est-à-dire changer ses horaires, changer d’activité ou pourquoi pas, changer de site ». Cette procédure est disponible pour tout le monde et sans que la personne n’ait besoin de se justifier : « On est relativement ouverts par rapport à l’adaptation du poste de travail sans forcément demander à la personne pourquoi elle fait cette démarche. Sinon, ça peut être un double stress. C’est une procédure qu’on fait pour tout le monde, et pas juste pour les personnes qui sont en situation de neurodivergence, handicap ou autre ».

Un sujet non tabou à la Banque Européenne d’Investissement

La Banque Européenne d’Investissement, un des plus gros employeurs au Luxembourg, a mis en place plusieurs actions autour de la neurodiversité: aménagements multiples et notamment en cas de déplacement professionnel, télétravail, quiet room, aide psychologique... L’institution innove également sur ce sujet en favorisant un mentoring inversé entre des personnes neurodivergentes et des personnes neurotypiques y compris des top managers, et en créant plusieurs groupes d’échange ciblés. Una Clifford, Leading Diversity, Equity, Inclusion and Belonging à la BEI, explique : « Nous avons un groupe enAbl, qui porte des initiatives sur le handicap et la neurodiversité. Nous avons aussi monté deux comités supplémentaires : l’un sur le TDAH, et l’autre sur l’autisme, et enfin, un réseau spécifique pour les managers qui ont dans leurs équipes des personnes en situation de handicap ou neurodivergentes. Ils y partagent les bonnes pratiques pour soutenir les employés, mais aussi ce qu’on devrait changer pour être plus inclusifs, et ce du point de vue des managers ».

à lire et à voir
Guide : La neurodiversité en entreprise. Comprendre et mieux appréhender les neurodivergences au travail.
IMS Luxembourg, Juillet 2023
Neurodiversity at work Demand, Supply and a Gap Analysis.
Birkbeck University of London, 2023. Almuth McDowall, Nancy Doyle, Dr Meg Kiseleva., 2023
Neurodiversity in Business